Éditos

Lanceurs d’alerte. Apparue en France au mitan des années quatre-vingt dix, cette expression traduit bien en deux mots, mais en mille images sédimentées, la posture d’un certain nombre de « cinéastes de notre temps » – clin d’œil à la collection éponyme conçue par André S. Labarthe et Jeanine Bazin en 1964, et dont le festival montrera l’un de ses plus émouvants fleurons, le mélancolique tombeau que Chris Marker, disparu il y a peu, imagina pour les icônes d’Andreï Tarkovski.

Posture engagée en effet que celle initiée par ces « lanceurs d’alerte en cinéma », mue par la volonté de mettre à distance la bêtise et la haine de l’Autre (notamment tous les pauvres d’ici et d’ailleurs), de défaire les clichés qui rassurent ou entretiennent les peurs, de rebattre un tant soit peu les cartes en résistant, avec des gestes en apparence modestes, au folklore et au cynisme qui sont les marqueurs dominants de notre époque « décomplexée ». Rire et se moquer de tout, mais désormais avec tout le monde, tel est le nouveau crédo dévastateur de nos sociétés dopées aux méthodes de la télé-réalité. Dans le film que Serge Le Péron lui a consacré, Serge Daney résume bien ce nouvel ordre par un définitif : « la télé, c’est l’occupation ! »

Comment échapper à la médiocrité, à la soumission, à l’abrutissement, à la peur ? En offrant de la complexité, assurément. De la poésie, du trouble, de l’ouvert, de la joie, aussi. En se défiant, toujours, des effets de miroirs qui « feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images », comme l’écrivait déjà le surréaliste Cocteau. Un rebond poétique teinté d’ironie qui vaut autant pour les cinéastes d’hier que d’aujourd’hui.

Dans le champ très éclaté du cinéma contemporain où les genres et les disciplines se mêlent sans distinctions de frontières, les lanceurs d’alerte ne tombent pas du ciel, ils ont eu des prédécesseurs plus ou moins reconnus. À l’instar de ceux qui, non sans risques, ont fait couler beaucoup d’encre dans l’actualité récente en dévoilant les pratiques bien peu « démocratiques » de nombreux États (de Wikileaks à Edward Snowden, pour faire vite), les Histoires du cinéma sont, elles aussi, pleines de vigies et de contrebandiers blacklistés, exilés, censurés, emprisonnés parfois ou tout simplement empêchés sous différentes manières. Paradjanov, Iosseliani, Vautier, Panahi, Tarkovski, Le Masson, Lajournade, etc. : la liste est longue et traverse l’ensemble du champ des images.
Cette petite fabrique de cinéma(s), bouteilles à la mer d’images et de sons, de temps et de mouvements, est au cœur d’une grande partie de la programmation Premier Film, sélection avec laquelle nous renouons cette année. Déplacements de populations en Inde, élections jouées d’avance au fin fond de la Russie du Conducator Poutine, bouleversements climatiques en Louisiane, réfugiés palestiniens piégés dans les camps syriens, patriote ordinaire du nord de la Floride victime de l’American Dream, etc. : réalisés le plus souvent dans une économie de moyen réduite, un certain nombre de documentaires de cette sélection exposent, sans détourner le regard, un état des choses guère réjouissant, le monde tel qu’il va, le monde tel qu’il est, avec ses tensions.

La stigmatisation hystérique à l’encontre des Roms est à cet égard symptomatique. Qu’elle se manifeste sur le terrain à coups d’expulsions brutales dans les bidonvilles ou dans l’anonymat des réseaux sociaux, elle reflète un climat « national sécuritaire » malsain qui – d’autant plus en temps de crise et en période pré-électorale – prend bien soin de ne jamais se poser la question des laissés-pour-compte, au-delà de leur appartenance « ethnique » ou « culturelle ». Avec les problèmes de logement et de travail afférents qui concernent tous les habitants de la Cité, non seulement quelques-uns montrés du doigt. Ne pas perdre de vue dès lors que la frontière peut parfois s’avérer ténue : du « bidonville » au « campement illicite » (selon la très orientée terminologie en cours qui autorise tous les abus), puis éventuellement au « camp », localisation disloquante selon Giorgio Agamben, de glissements juridiques en dérapages politiques, le pire est toujours à craindre.

(É)Veilleur, guetteur, franc-filmeur, Lech Kowalski, réalisateur américain d’origine polonaise, est un peu tout cela. Dans son dernier film qui ouvrira le festival, l’instigateur du site internet Camera War (toujours en ligne) revient sur l’exploitation des gaz de schiste en Pologne. Il enregistre la lutte des petits agriculteurs contre le géant américain Chevron et les dangers que font courir les forages sur l’environnement et la santé des agriculteurs (sans parler de celle des animaux dont les territoires rétrécissent années après années…). L’importance des questions environnementales semble aujourd’hui évidente, chacun pourra le vérifier dans la séance que nous consacrons au nucléaire. Le départ du quotidien Le Monde pour cause de censure du journaliste Hervé Kempf, où il œuvrait au service Planète, montre cependant, à titre d’exemple, combien l’économie a pris le pas sur l’écologie, avec pour corollaire l’horizon ultime de la croissance assénée comme un mantra.
Filmer depuis un territoire que l’on ne connaît pas, que l’on découvre et éprouve au fur et à mesure de son arpentage ; témoigner sans exploiter les émotions ; éviter les pièges de la rhétorique moralisatrice. Même dans la tourmente, c’est ce cap là que nous essayons de maintenir avec les films et ceux qui les fabriquent. Sans oublier, bien sûr, que nous ne voyons ni n’entendons pas tous la même chose. Dans un de ses derniers entretiens, Serge Daney, encore, formulait l’hypothèse que nous étions « voués à vivre avec les images ». « Vivre avec les images », disait-il, « je crois que c’est à peu près du même type que vivre avec les animaux, il y a une sorte d’écologie, c’est assez comparable. Ça veut dire qu’ils savent quelque chose sur nous, on sait quelque chose sur eux, nous ne sommes pas eux, ils ne sont pas nous et il faut vivre ensemble.» Ricochet pour le moins inattendu que ce rapprochement avec le monde animal de la part d’un grand critique de cinéma. Vu sous cet angle et filant la métaphore, le film pourrait-il être dès lors ce « pur surgissement » suivi d’une « disparition » dont parle Jean-Christophe Bailly à propos des bêtes ? Un « battement de l’être » en dehors des mailles du langage ? Une intimité perdue qu’il s’agirait de renouer ? C’est ce que les films sur Béla Tarr et Andreï Tarkovski nous incitent, peut-être, à penser ou à imaginer, tant le contact avec des images et des sons est toujours vacillant.

Eric Vidal
Délégué à la programmation


L’édition 2013 des Écrans Documentaires, qui fait à nouveau le pari de la jeune création, a cherché à fédérer de nouvelles énergies, à ouvrir d’autres portes, notamment en direction des réseaux associatifs. Malgré la sortie en salle de plus en plus de films documentaires depuis dix ans, ce genre cinématographique pourtant majeur, mais qui reste conçu dans une économie encore très largement modeste, a toujours besoin de festivals comme le nôtre. La nécessité de lui consacrer des lieux où il peut rencontrer un public, de débattre de ses enjeux et de ses intentions reste donc complètement d’actualité. Car nous pensons résolument, en effet, que le cinéma documentaire est une forme d’expression artistique indispensable à la compréhension du monde.

Depuis ses origines, notre action est menée avec le soutien de la Ville de Gentilly, du Conseil Général du Val-de-Marne, de la Ville d’Arcueil, de la DRAC et de la Région Ile-de-France. Nous les remercions pour le rôle actif qu’ils jouent en faveur de la création documentaire, notamment en direction du jeune public auquel nous portons attention également depuis nos débuts. Malgré les restrictions budgétaires que nous connaissons cette année, nous voulons continuer à inscrire le Festival 2013 dans cette histoire dont nous sommes fiers. Celle qui consiste à construire un nouveau rapport au Réel, à nous le réapproprier pour y porter un autre regard. Nous espérons, grâce à vous public et à nos ami-e-s, pouvoir poursuivre cette aventure. C’est l’appel que nous vous lançons en vous invitant à venir rejoindre notre association !

Fabien Cohen
Président de Son et Image