Édito

454

Un nombre contient toujours un grand pouvoir d’évocation. Il induit une somme de représentations mentales diverses, un potentiel d’interprétations ou d’images latentes. Ainsi, selon le collectif « Les Morts de la rue », 454 personnes « sans domicile fixe » sont décédés l’an dernier en France. S’ils sont majoritairement des hommes, l’association note la présence de 15 enfants dans cette sombre liste, autre nombre en forte progression. Et aussi celle de 16 personnes appartenant à la communauté Rom – à qui nous avions consacré une séance lors de la dernière édition. Avouons-le : ce nombre de morts est pour nous inouï. S’il renvoie à la violence d’une économie très répressive à l’égard des plus pauvres parmi les pauvres (pour les « autres », le processus est en cours d’élaboration…), il n’est pas non plus sans conséquence sur nos modes de vivre ensemble. Comme sur nos imaginaires collectifs et individuels, nos manières de penser, de fictionner ou de fantasmer l’autre (le pauvre, le fou, l’étranger, le migrant, le vieux, l’animal, etc.).

Si face à l’exclusion, notamment, le cinéma garde à nos yeux aujourd’hui une capacité, aussi modeste soit-elle alors que le flux des « images sans qualités » et leurs commentaires le débordent de toute part, c’est peut-être celle de rendre audible une « vie psychique » qui, comme le souligne avec justesse Guillaume Le Blanc, « n’arrive plus à trouver des interlocuteurs pour se dire ». Ce qui pose autrement la question de la visibilité. Pour le philosophe en effet, « on [l’exclu, le précaire] devient invisible à force de devenir inaudible ». Et il ajoute : « Le sans visage est quelqu’un qui est d’abord un sans voix. On perd son visage à force de perdre la voix qui est dans son visage ».

Ces ondes psychiques autant que sensibles, où « la voix précéde[rait] le visage et organise[rait] sa possibilité même d’apparaître » (GLB), forment d’une certaine manière la colonne vertébrale, fragile et instable, de cette nouvelle édition. Débarquer avec pudeur sur des rivages aussi lointains et peu accessibles que ceux de la survie ou de la folie, demande en effet au cinéma d’opérer un renversement qui passe autant – plus ? – par la puissance évocatrice du son (dont la parole est une partie intégrante) que par celle des images. Ce qui n’exclue pas, bien évidemment, les questions esthétiques ou de recherche de formes : cadre, photographie, composition, durée, etc.

De près ou de loin, un certain nombre de films proposés cette année sont à la jonction de nos préoccupations. De l’essai philosophique, politique et esthétique RÉVOLUTION ZENDJ à la prise directe de 300 HOMMES (qui clôturera le festival), de la fable cinématographique de MERCURIALES à la poésie mélancolique de LA PIERRE TRISTE, des jeux et joutes rhétoriques de SAUERBRUCH HUTTON ARCHITEKTEN à celles d’IRANIEN : il s’agit à chaque fois de se déporter ailleurs, de chercher du sens entre les lignes de faille ou de fuite. De mettre à jour, souvent, les tensions et les rapports de pouvoir qui se dérobent en se modifiant en permanence dans le montage des sons et des images ; de sentir leurs frottements jusque dans les silences.

Pour cela, le cinéma, documentaire ou non, n’est plus seul. En effet, un certain nombre de films s’appuie sur les sciences sociales et humaines, philosophie ou sociologie entre autres, pour imaginer d’autres possibles. S’éloignant ainsi de catégories artistiques – peinture, musique, vidéo, installations, etc. – dont le ressassement des formes, dans les pratiques cinématographiques, commence un peu à s’épuiser. À l’exception notable de la photographie qui continue de nourrir abondamment une grande partie des dispositifs et postures documentaires. Si cette source d’inspiration n’est pas totalement nouvelle, elle offre cependant aux cinéastes l’opportunité de construire, avec les personnes filmées, d’autres repères. D’effectuer d’autres rapprochements sensibles autant qu’humains.

Faire œuvre dans le champ de l’art ou en dehors ?
À LA FOLIE – dernier opus du cinéaste Wan Bing que nous montrerons dans le cadre d’une collaboration étroite avec le MACVAL – répond à cette question par une radicalité sidérante qui la déborde de toute part. Ne répondant à aucune limite de temps dans la fabrication de ses œuvres comme dans leurs durées (300 heures de rushes pour 228 minutes de film), À LA FOLIE dépasse les schémas préétablis. Au plus près des êtres qu’il suit, ce travail digne et sans pathos montre, avec une alliance de dureté et de douceur, ce qui contre toutes les infamies palpite et résiste au cœur de la nuit la plus nue.

Eric Vidal
Chargé des programmations thématiques