Éditos

ET MAINTENANT ?

Dans un plan télévisuel resté célèbre, l’ingénieur agronome René Dumont, premier candidat écologiste déclaré à l’élection présidentielle de 1974, achève son intervention en buvant un verre d’eau devant les télé-spectateurs. Avant de conclure avec ce geste étrangement cinégénique – qui préfigure, toujours à la télévision, le plan de 52 secondes de chaise vide désertée par Valérie Giscard d’Estaing lors de sa défaite à l’élection présidentielle de 1981 -, René Dumont a expliqué avec des chiffres et des mots simples que vers la fin du siècle, « si nous continuons un tel débordement » [comprendre : l’épuisement accéléré de toutes les ressources], « l’eau manquera ».

Ce plan ne figure pas dans le travail d’Henry Colomer (que nous montrerons dans la fenêtre MY COUNTRY IS CINEMA) sur la naissance et l’expansion de la « Télé », aussi illimitée et dévorante que les économies globalisées. Mais il y aurait eu toute sa place. Stupéfiant montage à base d’archives télévisuelles, le film de Colomer couvre en effet une période qui s’étend de 1947 à 1970.

Conjuguant la métonymie aux implacables réalités du terrain, LES ÉCRANS DOCUMENTAIRES posent cette année deux temps forts. En préfiguration de la Conférence sur le climat qui se tiendra à Paris à la fin de l’année, le premier temps met le cap sur les océans – curieusement mis en retrait des préoccupations de la COP 21 alors qu’ils sont des régulateurs climatiques essentiels. C’est par une entrée en diagonale que nous aborderons cette question en nous arrêtant sur le destin des travailleurs de la mer, ces artisans pêcheurs qui vivent de ressources de plus en plus menacées par le réchauffement de l a pl anète, l es pol l uti ons di verses et l’amenuisement des stocks de poissons. Déployée sur quatre fi l ms, dont l e très rare et boul eversant MINAMATA du japonais Noriaki Tsuchimoto, c’est sur cette ode maritime d’images et de sons, économique autant qu’archaïque, que nous sommes conviés à embarquer.

Le deuxième temps fort de cette édition revient sur la situation tragique des migrants, ou des réfugiés, la terminologie ne cessant de varier au gré des périodes et des situations (d’abord « clandestins » puis « exilés »). Ces approximations et ces confusions favorisent tous les amalgames, le terme « terroriste » étant désormais régulièrement convoqué. Personne n’aurait pu imaginer aux ÉCRANS DOCUMENTAIRES ou ailleurs que cette question, déjà prégnante depuis plusieurs années sur le continent européen, prendrait une ampleur aussi inattendue et inédite par le flux ininterrompu des candidats à l’exil et le nombre considérable des morts et des disparus en mer méditerranée. Face à ces bouleversements, les gouvernements européens ne devraient-ils pas « ouvrir les frontières » comme le suggère, à bas bruit, de nombreux chercheurs ? Plutôt que de céder aux humeurs d’opinions publiques en la matière très versatiles. Car, à terme, cette absence de réflexions plus globales et de projets politiques autres que sécuritaires, émotionnels ou incantatoires risque d’instaurer l’idée pernicieuse et très dangereuse d’une « hiérarchisation » des corps selon leurs origines (géographiques, nationales, ethniques, religieuses, économiques, sociales, éducatives, etc.). Certains migrants « méritant » dès lors d’être mieux accueillis, traités ou secourus que d’autres.

Pour emprunter au livre de Susan Sontag le titre de l’un de ses derniers ouvrages, c’est peut-être « devant la douleur des autres », échelle modeste mais pourtant cruciale, que les formes et les registres cinématographiques sont les plus aptes à tirer leur puissance de témoignage. En nous mettant devant cette obligation à « prendre position », comme le soulignait l’essayiste américaine à propos de la photographie de guerre. Le travail obstiné du cinéaste Jérémy Gravayat est tendu vers cet objectif. Il en résulte des réalisations à hauteur d’homme, faites d’intenses proximités humaines et d’engagement personnel sur le terrain des luttes – ces bidonvilles où l’on expulse sans vergogne à l’abri des regards. Mais la caméra n’a pas immédiatement sa place dans les rencontres, le cinéaste préférant d’abord ouvrir des espaces pour la parole et l’amitié.

Films en pellicule, enregistrements sonores, textes, archives, journaux, photographies : le montage des ces éléments hétérogènes produit chez Gravayat une pensée politique et de nouvelles possibilités de connaissance. Sur les mécanismes de pouvoir qui broient les individus, autant que sur les vies minuscules, mais dignes, des « petites gens » sans défense. Un écho, pas si lointain, qui résonne avec l’histoire des migrations.

Avec plus de trois cent films inscrits cette année, la compétition reflète pour partie ces tremblements du monde. De l’impossible ( ?) réconciliation rwandaise au découpage géo-politique ubuesque et violent qui scinde la Lituanie et la Bielorussie ; des récits fantoma- tiques de la décolonisation au Maroc au journal intime d’un retour en Algérie, les films de cette sélection, forcément subjective, portent en bandoulière l’effervescence physique autant que mentale des territoires explorés.

Revisiter le passé pour éclairer le présent ?

Les films de Peter Nestler (TOD UND TEUFEL) et de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann (KOMMANDO 52) interrogent la manière dont l’histoire coloniale nous parvient avec des formes visuelles et sonores. Peut-on faire acte d’historien avec les moyens du cinéma ? La réponse est sans nul doute affirmative quand elle permet au montage – ici des documents produits par les protagonistes eux-mêmes (le Comte Eric Von Rosen ; les mercenaires allemands au Congo) – de réactualiser le passé au coeur de notre modernité. Une posture à bien des égards salutaire au sein d’une Europe tétanisée par la montée de toutes les intolérances.

Eric Vidal
(Pour LES ÉCRANS DOCUMENTAIRES)


Voici près de trente ans, l’association SON ET IMAGE faisait ses premiers pas, à Gentilly, pour se développer sur Arcueil et sa communauté d’Agglomération du Val-de-Bièvre, un long chemin qui nous conduit à la prochaine MAISON DE L’IMAGE ET DU SON annoncée le 16 juin dernier. Quel parcours depuis tant d’années pour que le cinéma du Réel se mette au service de cette banlieue, dans notre département du Val-de-Marne en région Ile de France. Une banlieue qui a aussi su être accueillante pour ces migrants, vers lesquels cette programmation se porte tout naturellement, interrogeant dans le temps et à travers des formes très variées les modes de représentation liés à ce sujet. Un sujet qui traverse par ailleurs nos programmations depuis de nombreuses années. Une manière de revisiter notre histoire au regard de l’âpreté du présent. Face à l’urgence de la situation et aux images bouleversantes de ces enfants échoués sur les plages d’un Occident replié sur lui-même, on cherche « l’humanité » affirmée par le gouvernement dans sa gestion de la crise. On ne trouve que «fermeté» revendiquée par un pouvoir qui court après la droite, qui court après le FN. Notre banlieue, avec ses limites et ses largesses, nous laisse penser que nous avons les moyens d’assurer cet accueil, et d’améliorer l’existant. C’est ainsi que nous revisitons aussi lors de cette édition la notion d’habitat, d’un immeuble de la Goutte d’Or à un bidonville menacé de destruction en passant par un pays où l’on a jamais vécu ou presque. De nouvelles questions, d’une brûlante actualité en ses temps de réorganisation territoriale, des nouvelles Régions aux Métropoles. Questions également d’écologie et de surexploitation des océans à travers la programmation que nous y consacrons, et à la veille du rendez-vous mondial de la COP21, à Paris. Un moment important pour notre association, partenaire depuis des années du Festival de l’OH ! dans le Val-de-Marne. C’est notre manière à nous, d’édition en édition, de contribuer à la réflexion esthétique, politique que porte le cinéma documentaire sur cette réalité dont l’actualité tragique nous rappelle tous les jours l’urgence. Les « cinéastes au travail » dont nous proposons des portraits singuliers depuis trois ans nous plongent aussi au cœur de cette réflexion, nous interrogent inévitablement sur notre place de spectateur et celle des spectateurs à venir. De jeunes spectateurs vers lesquels nous nous tournons depuis trois décennies à travers ateliers et actions de formation à l’Image dés le plus jeune âge, comme s’y attèlera la prochaine Maison de Gentilly. D’où les nombreuses séances jeunes publics qui leur sont dédiées au sein de cette programmation. Après les événements de janvier 2015, le Président de la République et la Ministre de la Culture,la main sur le cœur, n’ont cessé de proclamer leur attachement à la culture et leur volonté de sanctuariser ses moyens. Le constat que nous faisons dans le milieu associatif ne peut que déplorer, sanctuarisé ou pas, un budget exsangue consacré à l’art et à la culture. L’art et la culture ont également besoin des collectivités territoriales, nous ne pouvons rester indifférents à la réduction globale de 11 milliards sur 3 ans, des dotations de l’Etat aux collectivités alors que celles-ci assument 70% des crédits publics consacrés à la culture. Cela ne peut pas ne pas toucher nos activités comme l’ensemble des politiques publiques dont les collectivités sont responsables. La République se nie quand elle abandonne la création artistique aux marchands, quand elle ne fait plus des droits culturels, au même titre que les droits sociaux, le socle de l’égalité, quand elle ne permet pas de promouvoir sa propre diversité culturelle. Ensemble, osons la culture et rêvons avec Pasolini : « A dater de ce jour-là, leur folie n’a plus été la folie de la peur, mais la folie de l’Homme qui rêve ».

Fabien Cohen
Président de l’Association SON ET IMAGE