Porte-Voix

Les Écrans Documentaires d’Arcueil et La CLEF (Culture, Loisirs et Formation) à Saint-Germain-en-Laye proposent, pour cette deuxième année de partenariat, trois documentaires sur la place et le rôle de la voix, ses caractères esthétiques et sa portée militante ou politique à travers différents genres musicaux: chanson populaire, punk-rock, opéra ou musique contemporaine.

La voix – et les paroles qu’elle charrie – sont des outils de représentation et de compréhension du monde. Rageuse ou posée, vociférée ou susurrée, militante ou poétique (l’une n’excluant pas l’autre), unique ou collectivement imbriquée à d’autres, la voix est aussi intimement connectée au corps qui la transporte. Le rockumentaire de Sarah Price, L7 : Pretend We’re Dead (2017), revient sur la carrière pleine de bruits et de fureur d’un des groupes phares de la scène grunge américaine formé en 1985 à Los Angeles. Associées au mouvement Riot Grrl, dont l’origine remonte au début des années 1990 aux Etats-Unis, ces musiciennes, à la pointe du combat contre le sexisme et le patriarcat, se sont impliquées dans la création de Rock for Choice, une série de concerts destinés à financer des campagnes de sensibilisation au droit à l’avortement. Constitué d’images photographiques, d’extraits de concerts tapageurs, d’entretiens (avec Krist Novoselic, bassiste de Nirvana, ou le producteur Butch Vig), de bouts de programmes télévisuels surréalistes et, surtout, de monceaux d’archives personnelles, le film de Sarah Price fait entendre des voix et des paroles pour le moins discordantes au sein d’un biotope nourri essentiellement à la testostérone, tant du côté des artistes que du public. Des mots jetés sur scène comme des projectiles et portés par des corps en transes ; des compositions criardes, gueulardes, en révolte contre toutes les discriminations à l’égard du sexe féminin, mais où transparaît entre les lignes musicales la réelle souffrance de ne pas être simplement reconnues comme un groupe de rock, au-delà de la question du genre. Autant de sentiments que le montage, nerveux et parfois chaotique, traduit de manière haletante sans complaisance. C’est presque au bout du monde(2018), portrait par Mathieu Amalric de la soprano et cheffe d’orchestre Barbara Hannigan, prend à rebours les furieuses embardées vocales et le son «sale» du film de Sarah Price. Il s’ouvre sur une saisissante séance d’échauffement de la chanteuse qui s’exerce à faire jaillir de son corps «une voix» qui semble d’abord ne pas être «la sienne», tant les modulations et le timbre sonnent étrangement. Associant d’emblée l’œil et l’oreille (ou l’inverse), le cinéaste enregistre en gros plan le visage de Barbara Hannigan, les yeux fermés, dans une totale concentration, alors que la bande sonore fait entendre des râles et des gémissements qui explosent finalement en un cri aiguë. Par cette entame, Mathieu Amalric rappelle, s’il le fallait, l’indissociabilité du corps et de la voix, leur lien de contiguïté. Alors que tout un pan du cinéma contemporain, notamment documentaire, a beaucoup œuvré à la disjonction des deux. Les mouvements des mains que la soprano utilise pour trouver au fond d’elle-même «sa voix» mobilise en effet certaines parties de son corps, ses mains glissant du bassin à la région pelvienne qu’elle étreint en un geste érotique inattendu. «[…] D’où viennent ces voix inhumaines ? D’où, dans le corps, la troublante anomalie du chant prend-elle sa source?». Si à cette interrogation qu’il se pose et qu’il nous pose Mathieu Amalric ne répond fort heureusement que de manière partielle, le film gardant en son cœur une grande part de mystère, il montre en revanche bien plus qu’un corpsmembrane: une fontaine de notes qui seraient comme une origine vocale du monde. Une certaine vision du désastre, frivole et désespéré, parcourt a contrario le documentaire que le cinéaste allemand Werner Schroeter tourne – ou plutôt «détourne» – en 1980 sur le Festival mondial du théâtre de Nancy. Contre toute attente – si l’on s’en tient à la commande qui lui est alors faite de documenter les formes théâtrales les plus pointues et les plus ouvertes de l’époque – La répétition générale prend les formes d’un grand film-ventriloque. Entièrement colonisé par des voix d’opéra (celle de la cantatrice Maria Callas par exemple), le documentaire est aussi traversé par des chansons beaucoup plus populaires (dans le sens ici le plus noble du terme), comme celle du brésilien Chico Buarque posée sur une longue séquence de Butô. Homme de théâtre et d’opéra, francophone et fou d’Italie, Schroeter agrège paroles et musiques dans la plus totale liberté. Sans se plier aux écarts géographiques ou culturels, ni s’arrêter à une supposée hiérarchie des disciplines – la danse n’est pas ici plus noble que la marionnette ou la performance; l’opéra pas plus élevé que la ritournelle ou la chanson. En révélant au cœur des images ce qui résonne et se joue entre des formes visuelles et des formes sonores qui n’ont en apparence ni le même ancrage esthétique ni la même histoire politique, en rapprochant par le biais d’un collage virtuose ce qui paraît le plus éloigné, le cinéaste offre des séquences d’une beauté renversante qui nous projette littéralement hors du monde. De travestissements en glissements, c’est la construction d’une œuvre totalement dédiée au pouvoir d’animation de la musique qui nous est donnée à imaginer.

— Éric Vidal

Films


C’est presque au bout du monde

C’est presque au bout du monde

Mathieu Amalric | 2015 | 15' | France

En 2015, Mathieu Amalric réalise, à la demande de l’opéra national de Paris dans le cadre du projet multimédia « 3e Scène » – qui se veut être une plateforme numérique pour une troisième scène virtuelle –, un documentaire sur le travail de répétition de la soprano canadienne Barbara Hannigan avec le chef d’orchestre Simon Rattle. Le réalisateur suit durant l’été 2015 la chanteuse, en axant le film sur son travail sur le souffle et la colonne d’air, dans les coulisses des représentations de l’opéra Lulu d’Alban Berg données à La Monnaie de Bruxelles et des répétitions de la chanson Youkali de Roger Fernay et Kurt Weill dont les paroles du premier couplet (« C’est presque au bout du monde… ») donnent son titre au court métrage.


La Répétition générale

La Répétition générale

Werner Schroeter | 1980 | 90' | Allemagne

1980 fut une grande année pour le Festival de Nancy: on put y voir danser Pina Bausch, Kazuo Ohno ou le performer américain Pat Olesko. La chance est que Werner Schroeter était là aussi et tourna. La Répétition Générale tisse ensemble des répétitions, des entretiens, des lectures, des conversations sur la vie et le théâtre, des spectacles,des échappées poétiques, tout cela en un kaléidoscope de fragments que le spectateur peut en esprit monter et remonter à sa guise.


Séances

9 novembre 2018 à 20h00

Espace Jean Vilar