Deux femmes puissantes : Rencontre avec Dounia Wolteche-Bovet
À l’image des cinéastes Alain Cavalier, Naomi Kawase et plus encore Claudio Pazienza qui a fait de ses parents les principaux protagonistes de nombre de ses films, Dounia Wolteche-Bovet a choisi d’explorer l’intime en filmant les sien.ne.s comme la proposition d’une expérience partageable. Filmer au plus près est l’occasion d’articuler son histoire personnelle à celle du monde, et saisir par ce geste l’extérieur depuis l’intérieur. Ses films explorent notamment l’histoire des femmes –qui s’avère finalement une histoire des corps féminins- ou encore l’histoire coloniale à partir de parcours singuliers.
Dix ans séparent Les racines du brouillard des Herbes folles. Cet éloignement dans le temps se conjugue à un éloignement de propositions formelles. Au noir et blanc, à la pellicule et au son asynchrone du premier répond la vidéo, la couleur et les plans séquences synchrones du deuxième. Ce double écart temporel et formel n’empêche nullement de s’installer entre eux une proximité féconde aux multiples résonances et prolongements. II y a en premier lieu, au centre des deux films, la présence d’Axelle, la mère de la réalisatrice, à partir de laquelle chaque film déploie le cœur de son récit. À cette voix s’entremêle celle de la réalisatrice qui, en proposant différentes mise-en-scènes de la parole, démultiplie les modes de narration. Il émane des ses films, malgré la gravité des thèmes qui les traversent, loin de les condamner à la noirceur ou au pathos, un souffle de vitalité et de liberté, véritables odes à une émancipation en actes. L’enfance, qu’elle soit filmée, évoquée, passée ou présente revient comme le motif têtu autour duquel s’enroule plus secrètement son cinéma. Plus métaphoriquement le choix des deux titres, partageant un même champ lexical appartenant au domaine de la botanique, agit comme un signe plus souterrain du lien entre les films. Murs, son film d’école réalisé quant à lui presque dix ans avant Les racines du brouillard noue déjà ensemble expérience intime et réalité géopolitique, creusant le sillon de l’exil et du déracinement. À la correspondance épistolaire de Vali enfermé dans une prison de Bruxelles adressée à la cinéaste, répondent les images de la famille de celui-ci restée en Roumanie, redoublant les séparations et les enfermements. Les racines du brouillard figure une traversée au présent d’une rive à l’autre de la Méditerranée sur laquelle viennent se superposer tant d’autres, hors-champ du film. Les images oscillent entre passé et présent, comme leur support entre gélatine et électronique, dans une présence plastique d’emblée intemporelle. Ces trajets visibles et invisibles entre les deux pays révèlent des trajectoires singulières. Celle d’Axelle qui a pris le chemin de l’Algérie devenue indépendante à rebours des colons français qui la quittaient. Celle d’Ali qui a lutté pour l’indépendance de son pays mue par le rêve de justice et de fraternité à l’aune de celle vécue comme condamné à mort dans les prisons françaises. Celle de la réalisatrice remontant aux sources de son enfance et de sa mémoire en retrouvant son pays natal. La puissance des liens qui relient les vivants aux vivants et les vivants aux morts illumine d’une grande douceur empreinte de mélancolie la tonalité du film. L’économie du geste cinématographique des Herbes folles semble mue par l’urgence de réunir une mort et une naissance annoncées. La cinéaste, enceinte, filme sa mère au seuil de sa vie. La frontalité de la parole filmée dans la durée, laisse advenir un témoignage d’une grande pudeur malgré les tragédies remémorées. Inscrit totalement dans la sphère de l’intime mais ne versant jamais dans la confidence ou la révélation, la force du film tient dans la délicatesse avec laquelle la cinéaste nous offre cette réflexion profonde et inhabituelle sur qu’est-ce qu’être une femme libre. Filmée chez elle ou dans des paysages bretons battus par le vent, Axelle déplie des récits qui finissent par dessiner, à partir de son expérience, ce qu’a été la condition féminine de la deuxième moitié du 20ème siècle, suite d’épreuves pour se réapproprier son corps. Se succèdent la description de situations aux enjeux existentiels et matériels et les réponses d’une incroyable liberté apportées par Axelle. Ses propos vibrent comme un appel à déconstruire les instances qui nous gouvernent pour vivre et agir guidé.e.s par une conscience aiguë et exigeante, débarrassée de toute morale normative. Le film se clôt ainsi sur une séquence d’une fulgurance inoubliable donnant corps à cette exigence. À l’issue des projections, à partir des films programmés et des travaux en cours, nous reviendrons avec la cinéaste sur ce qui nourrit et guide son travail, sur les soubassements esthétiques et politiques de sa démarche, sur les conditions de fabrication de ses films, pour pénétrer dans sa fabrique de cinéma.
« Enceinte, je filme Axelle, ma mère, qui finit sa vie au bord de l’océan. Ma fille va naître à la maison. Axelle ne veut pas mourir à l’hôpital. Accouchements hors structures, grossesses non désirées, avortements illégaux, les récits d’Axelle sont des chemins où puissance de vie et puissance de mort sont inséparables. »
Murs filme le parcours croisé de deux frères originaires de Moldavie roumaine: Vali raconte dans ses lettres son quotidien et sa nostalgie du pays depuis la prison où il se trouve en Belgique ; Stelika qui habite avec ses parents en Roumanie rêve, lui, de prendre à son tour les chemins périlleux de l’exil.
Une côte au loin, une arrivée en bateau, et un chant, complainte lointaine. En quelques plans, le projet du film : une traversée, ici d’une rive de la Méditerranée à l’autre. Celle d’Axelle, venue une première fois en 1962 comme jeune institutrice au lendemain de l’indépendance en Algérie. D’une rive à l’autre et d’un temps à l’autre aussi, dans un geste de délité à un ami connu alors, Ali, récemment disparu. Fidelité à l’ami et aux idéaux de l’Indépendance, aux êtres qui l’ont rêvée et conquise.